Beaucoup de gens se sentent un peu gênés de ne pas pouvoir discerner et énoncer 10 ou 20 goûts différents dans un thé comme peuvent le faire certains professionnels ou nez électroniques. D'abord, il faut savoir que la perception du goût est en partie subjective, varie d'une personne à l'autre et fait beaucoup appel à la mémoire culturelle et à l'imaginaire. Ensuite, je me suis toujours demandé comment les anciens décrivaient des notes de chocolat, de vanille, de fruits confits… qui n'existaient simplement pas alors ? Comment un paysan du Yunnan vivant dans son petit village de montagne isolé peut décrire des goûts de fruits ou de plantes exotiques dont il n'a jamais même entendu parler ? Que peut signifier pour un habitant du désert des notes de sous-bois humides ? Enfin, la dernière question que l'on peut se poser, est-ce que tout ce verbiage pompeux, trés à la mode dans l'art moderne et la sommellerie, a un rapport avec le plaisir que l'on ressent à découvrir un thé ? Est-ce qu'un bébé qui tète le lait de sa mère a moins de plaisir que le meilleur sommelier du monde dégustant un Château Margaux 1961 ? Est-ce que le plaisir vient de la quantité d'informations que l'on est capable d'intellectualiser et d'analyser ou de sa capacité à apprécier l'instant présent ? La réponse est certainement unique pour chacun, comme l'est l'expérience de dégustation. Personnellement, quand je vais à la rencontre d'un thé, j'essaye de mettre un peu de côté ma tête, de faire silence et de ressentir…
Les professionnels
Les dégustateurs professionnels sont aussi souvent des commissaires-priseurs, des acheteurs pour des grandes firmes ou des blenders qui réalisent les mélanges de thés d'origines diverses et hasardeuses. Ils ont une technique d'abatage assez efficace pour un palais entraîné, mais qui a aussi ses limites.
La procédure de préparation des liqueurs de thé en vue de leur évaluation sensorielle est définie par la norme ISO 3103:1980 (International Organisation for Standardisation). Les liqueurs doivent être infusées dans un pot en faïence ou en porcelaine blanche muni d’un couvercle. Après infusion, la liqueur est versée dans un bol et le couvercle reposé sur le pot pour permettre l’examen des feuilles infusées. Le set de dégustation est composé de trois éléments : un bol ou mug et une tasse avec couvercle. Un set par thé ; 2 g de thé infusé 2 à 5 mn (selon les thés) dans 10 cl d'eau frémissante. Avec une tendance à pousser l'infusion afin d'accentuer les qualités et les défauts du thé, parfois au prix d'une certaine amertume.
Le thé se trouve alors sous trois formes : feuilles sèches, feuilles infusées et liqueur. Pour la feuille sèche et infusée, le dégustateur évalue :
l'aspect, le type de cueillette et le façonnage de la feuille…
la texture et malléabilité ainsi que l'hygrométrie de la feuille sèche,
le parfum des feuilles sèches et infusées.
Après avoir évalué l'aspect général, la limpidité et la couleur de la liqueur, celle-ci est aspirée bruyamment et recrachée comme le ferait un cow-boy dans un saloon : tenue en bouche
et flaveurs immédiates termineront ce speed-testing. Même si certains goûteurs ont un savoir-faire exceptionnel et arrivent à survoler des centaines de thés par jour, cette approche furtive et partielle d'un thé, sorte de partouze gustative, ne permet évidemment pas d'appréhender un grand cru dans sa complexité et son mystère. Plus génant encore cette approche mormalisée où l'on force le thé à se plier à une préparation grossière et figée est diamétralement opposée à 'esprit de l'amateur de thé qui va lui se plier aux exigences du thé…
L'approche intuitive
L'approche analytique explicitée précédemment n'est là que pour satisfaire la partie cartésienne de notre être. Dans la pratique, les choses sont beaucoup plus simples et essentielles que cela. Pour apprécier un thé, il n'y a rien besoin de savoir, rien besoin de comprendre, rien besoin de paraître, simplement se taire et « écouter » le thé…
« La voie du thé n'est rien d'autre
que faire chauffer de l'eau,
préparer le thé et le boire convenablement. » Sen No Rikyû
Un dernier mot…
Vouloir réduire l'appréciation du thé à la reconnaissance de tel ou tel parfum rappelant un fruit ou une fleur est une possibilité, mais certainement pas la seule ; percevoir son évolution gustative, sa profondeur émotionnelle, sa clarté, ou sa force de vie sont des sensations dont on ne se lasse guère…
Certains vont rechercher le folklore, singer des gestes, des attitudes, poussant même le mimétisme à s'habiller chinois… Est-ce nécessaire, est-ce souhaitable ? Autant que de porter un béret pour un chinois qui voudrait déguster un vin français ! Tout dépend ce que l'on recherche ; à faire des « chinoiseries » ou à découvrir le sens profond d'une rencontre avec la nature du thé. Sans pour cela tomber dans un ésotérisme pompeux, car en soit, le thé n'est pas plus ou moins intéressant que le romarin, la sauge ou le tilleul… Ce qui en fait sa spécificité c'est le génie humain qui a œuvré pendant des millénaires pour en extraire le goût le plus divin. En Europe, il n'y a guère que les grands vins qui ont atteint un tel niveau de perfection, et mise à part la nocivité de l'alcool, leurs prix les mettent hors d'atteinte du consommateur moyen.
Alors oui, le thé est d'origine asiatique, et sa culture (dans tous les sens du terme) y fut longtemps cantonnée (sans jeu de mots), mais la capacité d'apprécier et de découvrir n'est ni chinoise, ni japonaise, ni vietnamienne, ni coréenne… elle est humaine. Et c'est aussi cette universalité qu'on a plaisir à découvrir dans une tasse de thé…